L’importance de l’acquis et de l’environnement dans l’édification de l’être.
Un chapitre qui m’a interpellé sur l’être à l’heure des big data. Le titre du chapitre s’intitule « Penser ». Axel Khan y parle des GAFA, de l’intelligence artificielle et de la nécessité de garder le contrôle de nos pensées dans un monde si électronique.
Penser – pages 132 à 138 (« Être humain pleinement », Axel Khan, 2016)
Les femmes et les hommes de notre temps sont connectés en permanence, aux grands médias et par l’intermédiaire des ordinateurs, téléphones portables et autres tablettes. Ils sont bombardés sans répit d’informations et de sollicitations auxquelles ils sont amenés à réagir. Après nous être justement félicités d’être passés d’un stade de l’impuissance à celui de l’action, n’en sommes-nous pas plutôt aujourd’hui à celui de la réaction ? Certes, celle-ci recèle aussi des potentialités créatives, mais qui ne dispensent pas, cependant, de donner le temps nécessaire au déploiement d’une pensée moins sollicitée, plus intérieure et libre.
Or ce temps n’est le plus souvent pas saisi même lorsque la possibilité en est offerte. Les voyages sont en principe propices à une certaine divagation de l’esprit, auquel on laisse les rênes longues. Pourtant, dès qu’ils sont assis sur les sièges des trains et avions qui les conduisent en mission ou en vacances, les femmes et les hommes de notre temps sortent bien vite, dans les pays dits développés, leurs appareils portables et pianotent sans repos jusqu’à l’arrivée. Je leur trouve des circonstances atténuantes ; les standards de l’entreprise exigent une pareille disponibilité de tous les instants, l’offre exubérante d’information rencontre mécaniquement un marché croissant, et enfin, les « machines à penser » deviennent jour après jour plus intimidants.
Personne ne doute de ce que les outils informatiques jouent dans l’évolution humaine le même rôle qu’en son temps l’écriture, voire l’acquisition du langage. Longtemps, cela est apparu constituer une aide inestimable à la pensée, libérée d’avoir à retenir des masses de données maintenant accessibles d’un clic, d’aller les consulter à travers la ville ou le monde, dans les grandes bibliothèques, les musées, etc. Le penseur, le scientifique, l’écrivain n’ont-ils pas toutes les raisons de se féliciter d’avoir accès à la plupart de ces informations depuis leurs ordinateurs et autres appareils mobiles ?
Cependant, les progrès de cette « société de l’information et de la communication », selon le terme consacré, sont si rapides, la croissance exponentielle de la performance de ses machines est si vertigineuse, que la question a émergé : la pensée humaine y gardera-t-elle une place ?
Cette question est d’abord apparue saugrenue, décalée par rapport à l’évidence que ce qui se créait était fruit de l’intelligence humaine et devait contribuer à le nourrir. Pourtant, il n’est maintenant plus possible de s’en tenir à ces considérations rassurantes, la combinaison de la quantité presque illimitée de données qu’il est possible de stocker, l’utilisation d’algorithmes de plus en plus performants et les développements de l’intelligence artificielle peuvent à raison intimider même les intellectuels les plus confiants en leurs capacités.
Le plus vexant pour l’esprit humain est la puissance du nombre en lui-même, la prise de pouvoir du quantitatif sur le qualitatif. C’est déjà une telle notion qui explique les capacités en principe sans limite du langage informatique.
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Jusqu’il y a peu, la supériorité en tout de la créativité intellectuelle du cerveau humain sur la force brutale de calcul d’un appareil ne faisait de doute pour personne dès qu’il s’agissait d’opérations requérant quelque subtilité.Tel n’est plus le cas, le big data est en passe de l’emporter dans un nombre croissant de domaines sur la plus souple et brillante des réflexions stratégiques.
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Au moins, pensera-t-on, les mystères de l’âme humaine échapperont-ils toujours à la force brutale du nombre. Fatale illusion, hélas la stratégie totalitaire des groupes majeurs qui offrent des services informatiques, Google et Facebook, en témoigne. Par l’intermédiaire des réseaux sociaux, des messageries, des agendas électroniques, de Google Earth capable de détecter les aménagements des propriétés, de la mémoire conservée de l’utilisation du commerce en ligne et de la consultation des sites innombrables à l’aide des moteurs de recherche dont ces groupes détiennent la quasi-exclusivité, de la localisation permanente de tous les détenteurs de portables, de leurs appels téléphoniques et SMS, de l’informatisation des données médicales, ceux qui savent stocker des milliards de milliards de ces données et, grâce à l’emploi d’algorithmes puissants, sont capables de réaliser les recoupements pertinents et de les extraire à volonté acquièrent sur chacun un pouvoir formidable.
Sans recourir à des moyens illégaux, à l’espionnage individuel généralisé envisagé par Orwell dans son 1984, bien plus efficacement en fait que le Big Borther imaginé par l’auteur, les maîtres modernes du big data, des réseaux sociaux et de l’informatique en ligne savent ce que sont les gens, ce que veut individuellement chaque consommateur, ses opinions et préférences sexuelles, ses loisirs et hobbies, habitudes et fantasmes, son état de santé, tout, en somme, au-delà même de ce qu’il sait sur lui-même. Cette espèce de sport numérique d’un nouveau genre porte un nom : l’analyse prospective. Or, bien entendu, quiconque sait tout d’un autre, peut prévoir ses actions et réactions, les orienter et manipuler a largement pris le pouvoir sur lui. Parallèlement, les perspectives offertes par l’intelligence artificielle font entrevoir un usage de mieux en mieux adapté de ces données massives, les erreurs ou simples hésitations initiales étant peu à peu améliorées grâce à la capacité qu’ont ces dispositifs d’apprendre de leurs expériences passées, d’interagir entre eux pour échanger ces savoirs nouveaux.
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En définitive, privés du temps nécessaire à la réflexion non contrainte par des sollicitations incessantes, intimidés par la puissance phénoménale des outils modernes de l’informatique, nos concitoyens pourraient bien être de plus en plus empêchés et dissuadés de penser.
Et pourtant, comme Dewi et même si je ne partage pas sa quiétude sur ce point, je n’imagine pas une humanité sans espace suffisant préservé pour le vol libre de la pensée, tout d’abord au plan de la construction de soi, et aussi de la vie sociale. En effet, l’échange entre humains recourt pour une part à une pensée originale, ou bien est insignifiant et perd ses vertus édificatrices. Les algorithmes fondés sur les statistiques à l’heure des big data permettront sans aucun doute de prévoir à terme plus de quatre-vingt-quinze pour cent des comportements individuels déjà évoqués.
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Par ailleurs, le plus original de la créativité doit sans doute beaucoup à ce grain de fantaisie, de folie, au coeur de nous-mêmes et sera probablement bien difficile à modéliser dans la machine. Il nous faut donc continuer à penser, s’en donner le temps et en créer les circonstances les plus favorables. (…)